Histoire et politique, l’impossible neutralité

    A plusieurs reprises un internaute ma reproché de manquer de neutralité dans mes analyses d’évènements passés. Selon lui, mon engagement militant serait incompatible avec la pratique de l’histoire car il influencerait mon travail. A l’écouter, l’historien serait un être éteint, un citoyen muet, un militant du néant. Cette vision des choses est à mon sens erronée et dangereuse à plusieurs égards. Tout d’abord parce qu’elle enferme l’historien dans sa passion et ampute son travail de son sens civique. Etre passionné et vouloir en faire profiter les autres est tout à fait louable, cependant l’histoire doit aussi se faire au profit et à l’usage de la société. Comme l’affirmait l’historien américain C. Vann Woodward, « l’historient vit dans le présent, il a donc des obligations aussi bien envers le présent qu’envers le passé qu’il étudie¹ ». Passionné et/ou militant, l’historien a bien évidemment des devoirs parmi lesquels on trouve notamment l’obligation de se baser sur des sources fiables ou encore ne pas nier l’existence de faits prouvés. Cependant, il ne peut et n’a pas à être neutre. Faire croire le contraire, exiger un désengagement total du citoyen qui tient la plume, revient tout simplement à servir la classe dominante, celle par qui et pour qui l’histoire a de tout temps été faite. Leur vie durant, de grands auteurs comme Howard Zinn ou Eric Hobsbawn ont refusé de se laisser enfermer dans ce piège, démontrant ainsi que l’historien n’est pas en marge de la société mais bien au contraire un acteur essentiel de celle-ci.

 19738_277776137957_6142785_nHoward Zinn, historien américain dont l’autobiographie s’intitule L’impossible neutralité: Autobiographie d’un historien et militant.

Deux poids, deux mesures

     Ceux qui exigent des historiens une totale neutralité sont à mon sens soit naïf, il n’y a de neutralité que dans le néant, soit totalement affidés à l’oligarchie. Depuis tout temps, l’histoire se fait au service des puissants. Notre époque ne fait pas exception. On constate par exemple que les historiens ou pseudo-historiens qui ont leurs entrées dans les médias, de Max Gallo à Lorànt Deutsh en  passant par Jacques Marseille (décédé en 2010) ou Stéphane Bern, sont idéologiquement proches de la classe dominante. La neutralité exigée pour les uns ne le serait donc pas pour les autres ?

 Un événement est à cet égard particulièrement significatif. En 1994, L’âge des extrêmes, le court XXe siècle, 1914-1991, du britannique Eric Hobsbawn était publié. Cinq ans plus tard, il était traduit en allemand, en espagnol, en italien, en portugais, en chinois ou même en albanais, en roumain ou en slovène, mais pas en français. Pourquoi ? Parce qu’à une époque où l’historiographie française était dominée par l’anticommuniste François Furet, un ouvrage traitant du XXe écrit par un historien marxiste n’avait pas les faveurs de l’intelligentsia.

 Bien qu’étant une diatribe anticommunisme et antirévolutionnaire, l’ouvrage de Furet, Le passé d’une illusion, n’avait lui eu aucun mal à être édité quelques années auparavant (1995). Il avait même été reçu très positivement par la critique. Quant à Hobsbawn, trop marqué à gauche, il ne méritait que censure et mépris. Il y aurait donc deux poids, deux mesures. Il faudra attendre l’initiative du Monde Diplomatique et d’un éditeur belge, pour que les francophones puissent enfin avoir accès à son ouvrage.

Cette censure, Pierre Nora, membre des éditions Gallimard, qui avait lui-même refusé la publication du plus célèbre ouvrage de l’historien britannique, l’expliquait ainsi à l’époque. « Tous [les éditeurs], bon gré mal gré, sont bien obligés de tenir compte de la conjoncture intellectuelle et idéologique dans laquelle s’inscrit leur production. Or il y a de sérieuses raison de penser (…) que [ce] livre apparaîtrait dans un environnement intellectuel et historique peu favorable ». A la fin des années 90, l’ « attachement, même distancé, à la cause révolutionnaire » de Hobsbawm  passait mal selon lui au sein de l’élite intellectuelle, ce qui expliquait la censure de son ouvrage de la part des maisons d’édition.

Une histoire qui induit les peuples en erreur

    Quand bien même l’historien voudrait être neutre, il ne le pourrait pas. Il a irrémédiablement des choix à faire et ces choix sont influencés par ce qu’il vit, par ce qu’il est, par ce qu’il pense, ou encore par les valeurs et principes qui lui tiennent à cœur. Dans le contexte actuel, il n’est pas étonnant de voir par exemple que dans la quasi-totalité des ouvrages sur l’Histoire de France, la partie consacrée au XXe siècle ne fasse aucune mention de la catastrophe de Courrières (1906), de la mutinerie du 17e régiment d’infanterie (1907), de la répression de la grève de Draveil (1908), des mutins et fusillés pour l’exemple de la Grande guerre (1917), de la révoltes de l’été 1974 dans les prisons françaises,  de la lutte des paysans du Larzac (années 70) ou encore de la mobilisation victorieuse des habitants de Plogoff contre l’installation d’une centrale nucléaire à proximité de leur village (1978-1981).

Telle qu’elle est pensée et faite depuis toujours, l’Histoire de France est  une succession d’événements portés par de « grands hommes », des « héros providentiels » qui à chaque crise surgissent pour nous sauver. Tout élément qui ne colle pas à ce magnifique  tableau, qui laisse à penser que le peuple aurait lui aussi un rôle à jouer, doit tout simplement être passés sous silence. Ainsi, lorsque avec le Figaro et l’Express, Max Gallo décide de sortir une série d’ouvrages au sujet de ceux « qui ont fait la France », on ne trouve aucun tome consacré aux ouvriers, aux paysans, aux syndicalistes ou encore aux travailleurs immigrés². Cependant des personnages comme Louis XVI, Jeanne d’ Arc, Napoléon ou même Vercingétorix (sic) ont eux le droit à un numéro complet.

C’est ceci qu’un historien comme Howard Zinn a toujours dénoncé et combattu.  « Il me paraissait évident que l’histoire induisait les gens en erreur non par ses mensonges, mais par ce qu’elle ne disait pas. Si l’on ment, vous pouvez vérifier la véracité des propos qu’on vous tient, mais si l’on ne vous dit rien, vous n’avez aucune façon de savoir ce que l’on vous cache³ ». C’est justement le rôle de l’historien que de combattre l’oubli en  faisant resurgir des abysses de l’histoire les événements, les luttes, les personnages trop longtemps passés sous silence.

C’est en restant silencieux face aux injustices et aux inégalités du passé comme du présent que l’historien fait de la politique

    « Notre silence (celui des historiens) au sujet de la guerre, du racisme et d’autres maux de la société, ce n’est pas la liberté pour nous; c’est laisser la liberté aux leaders politiques de faire ce qu’ils veulent en comptant sur notre silence. Se taire c’est faire de la politique³ ».

L’histoire ne doit pas se faire au service d’un parti mais uniquement au profit d’une cause juste. Si l’historien n’est pas un politique, c’est un citoyen à part entière4. Il a donc parfaitement  le droit et même le devoir de s’engager dans les combats de son temps. C’est ce que nous a notamment appris Pierre Vidal-Naquet, qui se définissait lui-même comme « historien militant », à travers son combat contre la guerre et la torture durant la guerre d’Algérie.

A travers son engagement dans l’affaire Audin et son ouvrage Raison d’Etat, il s’est opposé aux mensonges des autorités de l’époque et de l’histoire officielle. Historien, citoyen, militant, il avait le souci de prévenir ses contemporains sur ce qui c’était passé durant cette guerre. Pour lui, dénoncer les actes inhumains perpétrés par l’armée française sur le sol algérien était un devoir.

Encore aujourd’hui, toute vérité n’est visiblement pas bonne à dire concernant cette guerre, en témoigne la censure dont a été récemment victime l’historien Guy Pervillé. En effet, début 2012, une grande partie de son article concernant la guerre d’Algérie et destiné « à paraître dans une publication annuelle éditée par le ministère de la Culture et de la Communication et intitulée Commémorations nationales 2012 » était censurée par les services de Frédéric Mitterrand. En particulier les passages concernant « la situation des harkis, le cas des Français musulmans, le rôle réel de l’OAS… ».

    Plus que jamais, le rôle de l’historien est d’« ouvrir de nouvelles possibilités en exhumant ces épisodes du passé laissés dans l’ombre et au cours desquels, même si  ce fut trop brièvement, les individus ont su faire preuve de leur capacité à résister, à s’unir et parfois même à l’emporter5 ». Chaque jour, de plus en plus de personnes sont touchées par la résignation. Trouver dans le passé des inspirations, des exemples qui prouvent qu’il est possible de changer les choses est devenu indispensable. L’histoire doit et peut servir à redonner au citoyen toute la place qui doit être la sienne dans une démocratie. Dans cette optique, le rôle de l’historien est primordiale, parce qu’à travers les événements qu’il fait resurgir du passé, il est un porteur d’espoir.

    « Il est plus que jamais urgent pour les historiens professionnels de défendre l’histoire. On a besoin de nous sur le terrain politique. Et nous avons du pain sur la planche. A l’heure où les affaires de l’humanité sont gérées selon les critères des technocrates chargés de « résoudre les problèmes », et pour qui l’histoire est presque superflue, cette discipline est plus que jamais indispensable pour comprendre le monde6 ».

¹ Cité par Martin Duberman dans Howard Zinn, Une vie à gauche, 2012

² Sur la vingtaine d’ouvrages, un est cependant consacré aux Français libre et un autre aux Poilus.

³ Howard Zinn, cité par Martin Duberman dans Howard Zinn, Une vie à gauche, 2012

4 L’historien n’est pas un politique, cependant il ne peut rester neutre face aux événements de son temps. Concernant la différence entre la politique et le politique, voir l’analyse de Marcel Gauchet.

5 Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, 2003

6 Eric Hobsbawn, Franc Tireur, autobiographie, 2005

5 réflexions sur “Histoire et politique, l’impossible neutralité

  1. Monsieur, il me semble que votre analyse est en partie erronée…Concernant les mutins du 17ème je vous renvoie à Rémi Pech, les grèves sanglantes de Draveil-Villeneuve Saint Georges ont leur historien en la personne de Jacques Julliard et pour les mutins de 17 je vous renvoie à Rémi Cazals…Je veux bien que les historiens oblitèrent certains événements mais certains essaient de faire honnêtement leur boulot…ne les oubliez pas…

    1. Vous avez tout à fait raison et je ne dis pas le contraire. J’ai justement lu un ouvrage sur la mutinerie du 17e et sur les révoltes dans les prisons à l’été 1974 durant l’été. Ce que je dis c’est que ces événements n’ont pas leur place dans les ouvrages consacrés à l’Histoire de France.

  2. HARKIS LES CAMPS DE LA HONTE

    lien vers http://www.dailymotion.com/video/xl0lyn_hocine-le-combat-d-une-vie_news

    En 1975, quatre hommes cagoulés et armés pénètrent dans la mairie de Saint Laurent des arbres, dans le département du Gard. Sous la menace de tout faire sauter à la dynamite, ils obtiennent après 24 heures de négociations la dissolution du camp de harkis proche du village. A l’époque, depuis 13 ans, ce camp de Saint Maurice l’Ardoise, ceinturé de barbelés et de miradors, accueillait 1200 harkis et leurs familles. Une discipline militaire, des conditions hygiéniques minimales, violence et répression, 40 malades mentaux qui errent désoeuvrés et l’ isolement total de la société française. Sur les quatre membres du commando anonyme des cagoulés, un seul aujourd’hui se décide à parler.

    35 ans après Hocine raconte comment il a risqué sa vie pour faire raser le camp de la honte. Nous sommes retournés avec lui sur les lieux, ce 14 juillet 2011. Anne Gromaire, Jean-Claude Honnorat.

    Sur radio-alpes.net – Audio -France-Algérie : Le combat de ma vie (2012-03-26 17:55:13) – Ecoutez: Hocine Louanchi joint au téléphone…émotions et voile de censure levé ! Les Accords d’Evian n’effacent pas le passé, mais l’avenir pourra apaiser les blessures. (H.Louanchi)

    Interview du 26 mars 2012 sur radio-alpes.net

  3. Je suis d’accord sur le fait que l’engagement politique n’est pas incompatible avec le métier d’historien. Que les sensibilités d’un historien se retrouvent dans son travail (dans les problématiques abordées notamment). Néanmoins, il ne faut pas non plus tomber dans le travers d’utiliser l’histoire à des fins politiques. En effet, j’estime que l’engagement politique de l’historien n’est pas de créer des repères historiques, forcément partiels car le discours politique s’encombre rarement de nuances, pour un mouvement politique mais plutôt d’agir en gardien de la vérité historique. Pour clarifier mon propos, je pense notamment à l’engagement politique de deux grands historiens français, spécialistes de la Grèce Antique: Pierre Vidal Naquet et Jean Pierre Vernant. Sans évoquer leur engagement militant durant la guerre (résistance pour Jean Pierre Vernant), je pense plutôt à leur travail d’historiens: leur engagement ne s’est pas fait à travers, il me semble, une présentation d’un fait historique qu’ils auraient extrapolés afin de tirer les conclusions d’une situation présente ou pour créer un passé mythique commun aux militants du PCF. Leur engagement politique s’est au contraire exprimé dans leurs travaux sur les camps de concentrations nazis (hors de leur domaine de spécialisation) qui visaient à s’opposer au révisionnisme, dans un but de rétablir la vérité des faits. J’étudie pour ma part la guerre civile espagnole, et je suis plus qu’aggacé de voir des lectures tant orientées et partielles à son sujet: que ce soit des lectures pro-franquistes, héritées de l’Histoire officielle rédigée sous la dictature et minimisant l’aide des dictatures fascistes et la répression, ou que ce soit des lectures pro-républicaines ou pro-anarchistes qui passent sous silence la répression, certes moins importante en nombre de morts mais non en violence, qui s’est aussi exprimée dans le camp républicain.

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