Qu’en est-il du socialisme jaurésien ?

Il y a 120 ans, suite à son admirable implication au coté des mineurs en grève de Carmaux, Jean Jaurès se ralliait au socialisme. Quelques années plus tard, il en devenait l’un des principaux théoriciens et permettait l’unification de ses différents courants au sein de la SFIO. En 1969, cette organisation prenait le nom de Parti socialiste. Aujourd’hui à la tête de l’État, le PS se pose toujours en héritier du député du Tarn, figure emblématique du socialisme français. Mais que reste-t-il de Jaurès dans ce parti désormais davantage social démocrate que socialiste ? Peut-on se réclamer héritier du socialisme jaurésien et mener une politique d’accompagnement du capitalisme ? Socialisme, un terme galvaudé depuis tant d’années qu’il convient avant tout de définir. A travers le prisme de la conception jaurésienne, celle d’un socialisme républicain, une critique radicale de la pensée politique de l’actuelle majorité s’impose.

Discours de Jean Jaurès au Pré-Saint-Gervais le 25 mai 1913 © Maurice Branger / Roger-Viollet

 Le socialisme a pour but l’émancipation de la personne humaine par l’abolition du régime de propriété capitaliste

Une rupture avec le système capitaliste. Le socialisme est né en réaction à la misère engendrée par la révolution industrielle au XIXème siècle. Cette misère est le résultat de la violence du système capitaliste, une violence sournoise et silencieuse. « Le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclat de voix, (…) ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ; ils décident que les ouvriers qui continueront la lutte seront exclus¹. » Le socialisme lutte pour l’abolition de la propriété privée des moyens de production, pour la transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale (commune, collective). Il instaure un nouveau rapport de force entre les masses populaires et la classe capitaliste. Le socialisme est une œuvre humaine et non une œuvre de haine. A l’inverse du capitalisme il agit pour l’intérêt de l’ensemble de la population et non uniquement pour celui d’une classe.

L’Homme, au centre de l’idéologie socialiste. Rien ne peut être pensé, créé, organisé sans que l’Homme, l’individu, n’en soit la mesure. Tout doit être conditionné par le désir suprême de mettre en œuvre et de compléter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est en ce sens que le socialisme combat le capitalisme, comme à leur époque les Lumières combattirent l’obscurantisme. Pour faire de chaque individu un homme libre qui ne soit à la merci de rien, ni de personne, affranchi de toute aliénation. « Si l’homme, tel que le socialisme le veut, ne relève pas d’un individu supra-humain, il ne relève pas davantage des autres individus humains. Aucun homme n’est l’instrument de Dieu, aucun homme n’est l’instrument d’un autre homme. Il n’y a pas de maître au-dessus de l’humanité ; il n’y a pas de maître dans l’humanité. Ni roi, ni capitaliste. Les hommes ne veulent plus travailler et souffrir pour une dynastie. Ils ne veulent plus travailler et souffrir pour une classe. Mais pour qu’aucun individu ne soit à la merci d’une force extérieure, pour que chaque homme soit autonome pleinement, il faut assurer à tous, les moyens de liberté et d’action². »

Le socialisme poursuit les combats de la Révolution française. Son ambition première est de façonner dans tous les pans de la société la liberté, l’égalité et la fraternité, de mettre en œuvre et de compléter les finalités de la Révolution. C’est en ce sens qu’il privilégie la coopération à la concurrence, voyant en cette dernière une barrière nocive aux relations humaines car créatrice de misère, de jalousie, d’intolérance… C’est en ce sens également qu’il conçoit l’individu comme le produit d’une société et d’une éducation, l’Homme dépend avant tout de son environnement.

 État et République dans la vision jaurèsienne du socialisme

Socialisme et État, deux termes que Jaurès ne jugeait pas comme antagonistes. Pour le député du Tarn, l’État et la République sont des instruments incontournables pour garantir la justice et l’émancipation sociale. Ils ne doivent pas être abandonnés au motif qu’ils auraient été ceux de l’État bourgeois comme le pensaient Jules Guesde et les partisans du socialisme révolutionnaire. « Toutes les grandes révolutions ont été faites parce que la société nouvelle, avant de s’épanouir, avait pénétré par toutes les fissures, par toutes ses plus petites racines, dans le sol de la société ancienne³. » C’est avec l’État que doit se mener la transformation sociale voulue par le socialisme. Protection sociale, impôts sur le revenu ou sur le capital, système de retraites, services publics (qui sont pour Jaurès l’une des premières formes d’action collective), sont des outils nécessaires pour franchir l’obstacle du capitalisme et prendre le chemin vers une société nouvelle. Jaurès voit en l’État l’un des lieux où s’exprime le rapport de force entre les classes. Il doit être contrôlé et utilisé par le peuple et pour le peuple et non par une poignée de nantis servant les détenteurs du capital et l’oligarchie financière.

Faire de l’État démocratique l’un des leviers de la transformation sociale ce n’est pas nier la diversité de ces leviers. Le syndicalisme, l’éducation populaire, ou encore l’action coopérative permettent aussi le progrès social. Le socialisme ne se limite pas à l’action politique, « lorsque trois actions sont aussi essentielles que le sont l’action syndicale, l’action coopérative et l’action politique, il est vain de régler entre elles un ordre de cérémonie et il faut les utiliser toutes les trois au maximum4 ».

La République, un cadre sécurisant. Par leurs essences même, République et socialisme sont complémentaires. Tous deux ne voient rien au dessus du peuple des citoyens. L’idéal socialiste, incompatible avec la monarchie comme avec la théocratie, n’a d’avenir qu’en République. Les valeurs, les principes et les pratiques républicaines étant les garants de l’unité de la nation et de l’esprit de concorde entre les citoyens. Parce que la laïcité est le rempart contre les discriminations, parce que l’école républicaine est un lieu d’émancipation, la République poursuit l’œuvre inachevée de la Révolution. Cependant, pour que la République politique aboutisse à la République sociale, comme le souhaitait Jaurès, elle doit permettre au peuple d’acquérir la souveraineté économique, ce qui n’est pas le cas actuellement. « Dans l’ordre politique la nation est souveraine et elle a brisé toutes les oligarchies du passé ; dans l’ordre économique, la nation est soumise à beaucoup de ces oligarchies (…). Au moment même où le salarié est dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage. Oui au moment où il peut chasser les ministres du pouvoir il est, lui, sans garantie aucune et sans lendemain chassé de l’atelier5. »

Séance à la Chambre des députés en 1907, René-Achille Rousseau-Decelle

La social-démocratie, « une sorte de pessimisme social »

Le parti socialiste, un parti socialiste ? Loin de l’idéal socialiste de Jaurès, le PS, aujourd’hui à la tête de l’Etat, de l’Assemblée nationale ou encore du Sénat, ne se pose pas en réelle force d’opposition au capitalisme. J’en prends pour preuve les paroles de François Hollande durant la campagne présidentielle, qui après avoir désigné « le monde de la finance » comme son principal adversaire, déclarait vouloir « donner du sens à la rigueur » (27 janvier 2012) puis rassurait ensuite ce même monde de la finance sur ses intentions,  « La gauche a été au gouvernement pendant 15 ans au cours desquels nous avons libéralisé l’économie, ouvert les marchés à la finance et aux privatisations. Il n’y a rien à craindre » (29 février 2012). Chassé le naturel, il revient au galop. « Le socialisme d’État accepte le principe même du régime capitaliste : il accepte la propriété privée des moyens de production, et, par suite, la division de la société en deux classes, celle des possédants et celle des non possédants. Il se borne à protéger la classe non possédante contre certains excès de pouvoir de la classe capitaliste, contre les conséquences outrées du système. (…) Le socialisme d’État est une sorte de pessimisme social6 »

 Les premières mesures prises par le gouvernement Ayrault vont en ce sens. Le socialisme gestionnaire du PS est hypocrite. Il se présente en héritier de Jaurès, en représentant des classes populaires mais il ne fait rien ou trop peu pour les mener vers la voix de l’émancipation. La hausse du SMIC, promise durant la campagne, aura bien lieu, une hausse de 2% (soit 21.50€ net par mois) qui sera en réalité « un coup de pouce » de 0.6% soit environ 8,40€ par mois (prise en compte de l’inflation). Ajoutons à cela la baisse du nombre de fonctionnaires de 2,5% par an (hors secteurs prioritaires), le non retour à la retraite à 60 ans… A peine élue, la nouvelle majorité présidentielle a déjà abandonné la lutte sociale. Y a-t-elle songé un instant ? Le Medef et les marchés sont rassurés, les masses attendront leur tour… En réalité rien de plus logique tant les préoccupations tactiques, le carriérisme et l’opportunisme ont pris le pas sur les considérations idéologiques au sein du PS (la cacophonie sur le non-cumul des mandats en est l’illustration).

 Que feraient les héritiers de Jaurès s’ils étaient au pouvoir ? Le socialisme n’est pas une utopie, c’est un idéal. Il ne s’agit pas de jouer «les pères Noël», simplement de mener une politique de justice sociale, d’inverser le rapport de force. Ceci passe inévitablement par un affrontement avec le système capitaliste car justice fiscale et redistribution des richesses ne font pas partie du vocabulaire de l’oligarchie financière. Un gouvernement complaisant avec le capital ne peut pas se réclamer de Jean Jaurès. Seule une augmentation significative du Smic est une mesure de dignité économique et sociale et de prospérité pour les masses. Mais à elle seule, l’augmentation des salaires ne suffit pas à permettre une amélioration des conditions de vie des citoyens. Elle doit s’accompagner de mesures concrètes concernant les conditions de travail, les retraites, l’amélioration du système éducatif… L’UMP aime faire des chômeurs des assistés, mais qui sont les assistés si ce ne sont les détenteurs oisifs du capital qui s’enrichissent bien plus grâce à cela que grâce à leur travail. Un gouvernement socialiste mènerait avant tout une politique de redistribution de richesse en  taxant à 100% les hauts revenus, en instaurant un salaire maximum et en luttant avec acharnement contre l’exode fiscal. Augmenter le Smic de façon homéopathique ou réduire les écarts de rémunération dans le public (uniquement) ne sont pas des mesures sérieuses lorsqu’on se présente comme une force d’opposition au capitalisme.

 Présent sur les questions sociétales (mariage homosexuel…) mais absent sur les questions sociales le PS n’a plus rien à voir avec le socialisme jaurésien. Pourquoi ne pas mener les deux de front ? Se déclarer héritier de Jaurès ne suffit pas, il faut pour cela s’opposer au capitalisme et promouvoir la transformation sociale voulu par l’idéal socialiste. Le Parti de gauche, par les idées qu’il défend, par les solutions qu’il propose nous entraine davantage dans les pas de Jaurès. Le malentendu doit donc être dissipé, si les mots ont un sens alors il reste deux solutions au Parti socialiste : changer de nom ou devenir socialiste.

Notes :

Cet article comprend de nombreuses citations. Il m’a semblé plus judicieux de citer directement Jean Jaurès, plutôt que de le paraphraser.

 1 Jean Jaurès, discours devant la Chambre des députés, séance du 19 juin 1906

2 Jean Jaurès, La Revue de Paris, Socialisme et liberté, 1898

3 Jean Jaurès, discours tenu à Lille en 1900 au cours d’une   controverse avec Jules Guesde.

JeanJaurès, cité sur http://www.alternatives-economiques.fr/jaures–jean–1859-1914-_fr_art_223_31261.html

5 Jean Jaurès, discours à l’Assemblée nationale, 21 novembre 1893

6 Jean Jaurès, La Revue de Paris, Socialisme et liberté, 1898

Sources :

– Site de l’Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/jaures/index.asp

– Sociétés d’études jaurésiennes, Les cahiers Jaurès : http://www.jaures.info/news/index.php

– Jean Jaurès, Œuvres, t. 1, Les années de jeunesse, 1859-1889, textes rassemblés, présentés et annotés par Gilles Candar et Madeleine Rebérioux (1920-2005), Paris, Fayard, 2009

– Jean Jaurès, Œuvres, t. 2. : Le passage au socialisme, 1889-1893, textes rassemblés, présentés et annotés par Gilles Candar et Madeleine Rebérioux (1920-2005), Paris, Fayard, 2011

 

5 réflexions sur “Qu’en est-il du socialisme jaurésien ?

  1. Bonjour camarade,

    Je suppose que ta note de fin est purement rhétorique. Il n’y a aucune chance que le PS redevienne socialiste. Il est de longue date tiraillé par une tentation centriste, le glissement de la seconde gauche de l’autogestion vers le libéralisme est à ce titre remarquable en ce qu’elle est antérieure à la chute de l’URSS et à toute soi-disante leçon sur l’impossibilité du socialisme qui en aurait été tiré. Avec Ségolène Royal, qui souvenons-nous en était prêt à faire de François Bayrou son premier ministre, et François Hollande maintenant, le PS a définitivement cédé à cette tentation centriste. C’est fort de ce constat à l’issue du congrès de Reims, où toute l’aile gauche du PS unie pour la première fois unie sur une seule motion n’a fait que 18,5 %, que Marc Dolez, Jean-Luc Mélenchon, Jacques Généreux et les autres camarades pionniers ont décidé le vague à l’âme de quitter le PS pour fonder le PG.

    Sur le plan programmatique, en abandonnant le marxisme, le PS a abandonné toute vision conflictuelle de la société. Ils ne parlent plus que le langage centriste : « rassemblement national », « paix sociale », etc. La fameuse note de Terra Nova l’expose clairement : il n’y aurai plus aucun conflit politique fondamental dans la société française, ou tout du moins s’il y a conflit, il ne s’agit plus de l’antagonisme de classe entre prolétariat et capitalistes mais une opposition « insiders/outsiders » au sein même du salariat.

    Je n’ai fait qu’une très brève description de la situation, il y aurait bien plus à dire pour expliquer pourquoi le parti socialiste est devenu le socialisme parti et je suis bien incapable de mener cette explication. Cette analyse me semble vitale pour nous, afin que nos forces politiques ne reproduisent pas la même trajectoire de résignation et de trahison que le PS.

    En tous les cas, ton billet est bienvenue. Il faut que l’on répète sans relâche que nous sommes les authentiques héritiers du mouvement ouvrier et de Jaurès, en même temps que nous marions cet héritage socialiste avec notre autre héritage écologiste. Amitiés militantes,

    1. En effet ma conclusion est ironique 🙂 Je ne me fais aucune illusion. Le seul parti socialiste de France aujourd’hui, c’est le Parti de gauche !

  2. Un énorme merci concernant Qu’en est-il du socialisme jaurésien ? Une Histoire populaire car même avec des thèmes copieusement traité sur le web il réussi très facilement à faire la différence.

  3. Si cela ne s’avère pas déjà fait, pensez à insérer Qu’en est-il du socialisme jaurésien ? Une Histoire populaire sur vos favoris, car ça parais être plus que indispensable.

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